Lucky Love était une bandita, une desperada de l’amour. Elle, son truc, c’était d’embrasser plus vite que son ombre. Elle te décochait des regards avec ses yeux revolvers qui te faisaient passer le goût du whisky pour de la poudre. On l’avait trouvée à se la jouer cowboy en plein Far West, mais elle, son pays à elle c’était l’Irlande. Elle nous a jamais raconté comment qu’elle s’était échouée par chez nous. Surtout qu’à l’époque, une femme habillée en homme, c’était franchement mal vu. Pour sûr que si elle avait pas été capable de se défendre, elle aurait fait long-feu. Sa passion, c’était le train. Y avait toujours des cœurs d’hommes à prendre dans ceux-là.
Elle donnait l’assaut aux trains du soir, elle préférait les lumières feutrées. Avec ses manières de grande dame en bottes de cuir, elle savait les amadouer. Parce que Lucky Love, c’était un peu une gentledame cambrioleuse. Et elle détroussait les bourses et les cœurs, elle te fauchait tout ça aussi aisément qu’elle lançait son stetson s’accrocher à son clou. Personne n’avait jamais réussi à dompter la belle. Sûr qu’un étalon fougueux à côté, c’était de la rigolade. Suffisait de le choper au lasso et de l’user. Pas la même avec elle. Increvable. Toujours prompte à la bagarre. Beaucoup s’y sont cassé les dents. Tout ce qu’elle aimait c’était son cheval et ses trains.
C’est dans l’un d’eux, lorsqu’elle s’occupait d’un de ses « mignons » comme elle disait, qu’elle s’est fait dérober son âme. Les légendes racontent que c’était un indien, d’autres que c’était un jeune et riche propriétaire de chemins de fers et d’autres encore que c’était un demi-dieu. Parce qu’il en fallait pour arriver à lui ravir son cœur, à Lucky Love. À partir de ce moment-là, elle a plus jamais été la même. On la voyait toujours rêvasser le jour, s’illuminer la nuit. Elle était encore plus inaccessible. Elle ne mettait plus autant d’ardeur à l’ouvrage, même que ça convainquait moins les hommes et qu’elle volait plus grand chose. Mais on lui en voulait pas à notre Lucky Love. On l’aimait telle qu’elle était et puis, quelque part, on la respectait. C’était vraiment un sacré p’tit bout d’femme. Son histoire, ça aurait pu en être une à la Butch Cassidy et à l’Etta Place. Mais moi, je l’ai bien connue, la demoiselle. Son jules, c’était pas vraiment un méchant. Plutôt du genre brave type à qui on cherche pas d’histoires. Il s’était foutu dans le crâne de la remettre sur le droit chemin. Il se voyait déjà parcourir les plaines avec elle et leur élevage de chevaux. Certain que ça aurait pu lui plaire, à la bandita. Mais, les trains et leurs nuits de mystères lui auraient trop manqué.
En fait, ce qu’elle aimait par-dessus tout, Lucky Love, c’était la conquête de l’inconnu. Elle avait bien choisi son époque, elle lui collait à la peau, elle ne pouvait pas être mieux qu’ici. Son jeu, c’était de prendre un train roulant droit vers l’Ouest et de descendre là où le chemin de fer s’arrêtait. Là, elle filait droit en terres inconnues. On la revoyait pas pendant plusieurs jours, parfois des semaines. Et elle revenait, la mine radieuse, comme rassasiée, comme si elle avait eu suffisamment d’inconnu pour tenir le coup quelques temps. C’était pratique sa façon de fonctionner. On restait jamais longtemps au même endroit. Les gens avaient pas le temps de s’habituer à nos larcins. Moi et les gars de la Lucky Band on vivait vraiment comme des rois. On se serait damnés pour elle.
Son gars, il avait voulu aller trop vite avec elle. Il l’aurait connu comme nous, il aurait su. Il s’y voyait trop avec ses chevaux, il voyait pas qu’entre elle et lui, ils restaient les trains. Au final, son désir de la faire changer, se transforma en colère d’échouer. Lucky Love avait beau faire des efforts, il en demandait toujours plus. Nous, on le voyait, tout ce qu’elle faisait pour lui. C’était presque douloureux de la voir se ternir, de se fixer pour lui faire plaisir alors qu’elle renâclait comme une jument dans son enclos. Plusieurs fois, entre nous, on s’est dit qu’il fallait qu’on lui dise de se barrer. On n’aimait pas que notre Lucky soit si malheureuse d’aimer. On la préférait en croqueuse d’hommes, avec son regard de prédatrice, ses déhanchés à faire tomber et ses bottes qui claquaient sur le plancher. Et puis, on en était un peu tous amoureux faut dire. Ça nous aidait pas vraiment à y voir d’un bon œil tout ça.
Finalement, il la quitta.
Lucky Love, ça l’a foudroyée sur place. Elle a pris le train, un soir comme à son habitude, et on l’a plus revue. On l’a cherchée longtemps notre desperada. Sans notre étoile pour nous guider, on était livrés à nous-mêmes. On commençait à désespérer quand elle est réapparue. Elle était dans un sale état. Son regard était devenu dur, y avait plus la place pour son espièglerie. La gentledame était devenue une féroce hors-la-loi, une Calamity Jane. Elle s’est pointée, comme ça, l’air de rien, sans même nous adresser un sourire. Ce sourire qu’on aimait tant. Et elle nous a dit vouloir faire un gros casse, de quoi payer le voyage qui la ramènerait dans son Irlande natale. Un pincement au cœur comme jamais qu’on en a eu, ce jour-là, les gars de la bande et moi. Mais on a fait tout comme elle a dit.
On s’est retrouvé à faire l’embuscade du siècle sous une pluie torrentielle. Le genre d’ambiance de fin du monde comme seule l’Amérique peut t’en faire. Le genre de temps qui te fait redescendre jusqu’au fond de tes bottes tellement tu te sens petit. T’es plus qu’une brindille de paille dans ces moments-là, même que tu te jures de ne plus jamais arracher un brin d’herbe sans lui avoir fait tes excuses mille fois. En clair, ce genre de temps, ça te faisait cogiter sévère. N’importe qui aurait compris que c’était pas le bon soir pour faire ce genre de sale coup. Même le diable aurait pas osé sortir. Mais Lucky, elle, elle a rien voulu entendre. Son stetson tout élimé, vissé sur sa tête, trempée, elle scrutait la ligne de chemin de fer à s’en tuer les yeux. On y voyait rien du tout dans cette pluie, j’arrivais même pas à distinguer mon colt alors que je l’avais à la main. Mais elle, elle était impassible.
Après des heures à attendre, derrière nos rochers, on a fini par l’entendre ce foutu train. Son cri déchirant, dans cette nuit, c’était à faire blanchir les cheveux du plus courageux type. Y en avait qui voyaient surgir les mains de l’enfer pour les happer tellement ça leur travaillait l’imagination. Bill et Wyatt s’étaient cassés depuis un bon bout de temps déjà. Leurs nerfs avaient toujours été trop fragiles. J’ai vu notre p’tit Kid qui commençait à prendre la poudre d’escampette. Je l’ai pas retenu, il était si jeune. Au final, on était plus beaucoup, mais on était les plus fidèles. Pour dire, à nous cinq : Lucky, Cyrano (un français qui se la jouait desperapoète), Willy-le-rêveur, Willy-le-fier et moi, nos primes réunies faisaient des millions.
Le train allait au ralenti à cause de la purée de pois. Il s’est arrêté tout en douceur devant les rochers. Lucky a donné la charge, implacable. Elle avait même pas daigné descendre de sa jument pendant qu’on attendait. Si bien qu’elle et Perle de Whisky nous ont distancé, le temps qu’on grimpe en selle. C’était une furie, elle fonçait tête baissée vers les hommes armés qui étaient descendus protéger le train. Elle jouait du lasso dans le noir, tirait sans jamais manquer sa cible alors qu’on la distinguait à peine. Elle hululait comme une indienne, on aurait dit qu’elle était possédée. Pour dire, on en avait oublié de charger. On était resté bouche bée. C’est quand la pluie a cessé de tomber et que la pleine lune a éclairé le champ de bataille qu’on s’est ressaisit, Lucky était en danger.
« Mais bon dieu, elle pouvait pas choisir pire comme train ! » avait juré Cyrano, quand la lumière de la lune avait éclairé la locomotive. Pour sûr, j’en ai eu un hoquet. Lucky avait choisi de s’attaquer à un train de l’État, blindé de fric. Avec ça, elle aurait non seulement pu rentrer en Irlande mais vivre dans un palais. Il y avait aussi plus de cent gars, armés jusqu’aux dents qui étaient prêts à la cueillir. Mués par l’énergie du désespoir, on a tous hurlé comme des beaux diables, ruant, tirant, lançant, frappant à l’aveugle. Je ne me souviens même plus comment je me suis retrouvé, toujours sur mon cheval dans le wagon qui contenait le coffre-fort. J’ai juste balancé un bâton de dynamite et je suis ressorti.
J’sais pas comment on s’en est sortis. C’était un vrai carnage. Lucky, elle y allait plus au sourire, à la voix câline, histoire que tout se passe sans dommage collatéral. Ma – notre – gentledame était partie. Lucky Love était devenue Lucky La Sauvage et avec le pactole qu’on s’était embarqué, on était traqué tout comme. Le New York Times en avait fait exploser ses ventes, c’était un coup de maître, un coup du diable, un coup de chance monstrueux ! Les gens ne savaient pas quoi en penser, ils avaient la trouille sévère à notre passage maintenant. Pendant toute notre cavale, j’ai regretté le temps où les femmes lançaient un regard entendu à Lucky et où les hommes s’illuminaient d’un sourire malicieux. C’était notre Jesse James locale, avant.
Finalement, fallait bien que ça s’arrête. On n’avait plus nulle part où se cacher. On s’est retrouvé acculé dans le désert aux pieds de la Jambière de cowboy. On nous avait traqué sans relâche. Nos poursuivants comme nous-mêmes, on était épuisés. La chaleur qui régnait dans cette gorge n’arrangeait rien à notre calvaire. Les mèches rousses de Lucky étaient devenues grises de poussières, ça la vieillissait.
C’est étrange comme on se fixe sur des détails dans ce genre de moments. On sait que la fin est proche, et on veut graver à jamais dans sa mémoire tout ce qu’on va quitter. Peut-être pour l’emmener avec nous.
De ce jour-là, je me souviens de l’odeur de nos chevaux, pleins d’écumes et à bout de souffle, du bruit de la cavalerie qui se rapprochait, du soupir dramatique de Cyrano, du clic du colt de Willy-le-fier, le léger froissement de cuir du chapeau de l’autre Willy, de l’odeur de sueur qui s’était accrochée à mon cache-poussière. Et puis, la douleur d’avoir trop longtemps chevauché, mes mains qui tremblent, ma gorge sèche, mes yeux brûlants de fatigue et, par-dessus tout ça, Lucky. Ma Lucky, notre Lucky, qui se tourne vers nous, avec une lenteur incomparable, et qui nous sourit, pour la première fois depuis des lustres. Et l’instant d’après, le tourbillon de poussière qui nous rattrape.
Ils ont d’abord eu Willy-le-rêveur, serrant fort le stetson que son père lui avait donné gamin, puis Cyrano a reçu une balle à l’épaule. Lucky chargeait seule, il tentait de la suivre, pour la protéger. Moi, j’ai pris une balle à la jambe, je suis tombé de mon cheval. Avec toute cette mêlée, personne ne m’a vu ramper dans un trou de coyote. Mais j’ai vu. J’ai vu comment Willy-le-fier a été désarçonné, comment il s’est battu à mains nues, évitant de se faire tirer dessus du même coup. Si seulement il avait vu ce capitaine et son sabre ! Lorsqu’il s’est effondré, Cyrano s’est précipité lui aussi dans la mêlée, espérant que Lucky puisse s’enfuir. Leurs cris me reviennent encore : « Fous le camp de là, Lucky ! » et elle qui répond, dans cet enfer de poudre qu’elle reste.
Simplement ça.
Elle aurait pu tous nous remercier, nous dire qu’elle et nous, c’était à la vie à la mort, et toutes ces choses qu’on réserve à ses compagnons de toujours. Elle avait déjà tout dit à travers son sourire, et elle ne faisait que le répéter avec son « je reste ». J’en ai pleuré dans mon trou, j’ai voulu moi aussi retourner dans la bataille, mais ma jambe ne répondait plus. J’ai vu Cyrano s’écrouler après avoir fait rempart de son corps à notre adorée Lucky, il s’était pris un méchant coup sur la tête. Et malgré le « je la veux vivante ! » du capitaine, Lucky mourut.
J’ai erré des jours durant dans les canyons. J’ai cru que j’allais mourir là, et quitte à mourir, j’aurais voulu le faire avec la Lucky Band. Je me suis souvenu de ce que m’avait dit Lucky, peu de temps avant qu’on soit coincés dans cette gorge :
« Si un seul doit survivre, ce sera toi, Sam Clayton. T’as toujours été du genre bavard, tu sauras faire de nous des légendes. »
Elle n’avait pas besoin de moi pour être une légende.
Lucky Love, la desperada de l’amour.